A Mouans Sartoux avec les écrivains paysans

mouans sartoux 2015

Les 2,3 et 4 octobre, le Journal de campagnes s’est retrouvé au Festival du Livre de Mouans Sartoux, tout près de Grasse, dans les Alpes Maritimes. Membre depuis presque deux ans de l’association des écrivains paysans, l’AEAP, c’est sous leur bannière et avec dix autres adhérents et auteurs que j’ai participé à ce salon terriblement arrosé. Dans la soirée du samedi 3 octobre en effet,  nous nous sommes trouvés en plein cœur du déluge. Nous eûmes notre salut sur les hauteurs de Grasse chez Monique et Lionel, couple de sympathiques producteurs d’huile d’olive qui nous offrirent l’hospitalité. De nombreux participants au festival eurent moins de chance et une quarantaine durent passer la nuit dans la médiathèque de cette petite ville. L’après-midi avant que le ciel ne nous tombe sur la tête, nous étions tous sur scène pour un mémorable café littéraire à plusieurs voix (la photo).

Le thème de ce festival était “l’autre comme moi”. Un vrai miroir dans lequel il a suffi que je projette le mot de “paysan” pour soudain voir apparaître l’image de cet autre inversé, l’étranger avec son étrangeté, objet social de toutes les craintes mais aussi de curiosité et d’empathie. Et si l’écrivain en moi avait à décrire la palette des pensées que telle réflexion lui suggère, voilà quelques lignes que son pinceau tracerait.

 Le paysan et l’étranger

Regarder l’autre est une façon de se (re)connaître soi même. Si je le vois différent, en raison de son physique, de ses manières de vivre, de s’habiller, ses mœurs sociales, c’est qu’il éveille en moi ce que je ne veux pas être, ce en quoi je me distingue de l’autre (blanc/noir, civilisé/sauvage, riche/pauvre, homme/femme, etc.). Si je le vois tel que je souhaite moi-même paraître, s’il me ressemble, alors cet « autre comme moi » est celui dans lequel je fonds et fonde mon identité. Aussi mon regard se plait à se poser sur ce qui m’est semblable et à éviter tout ce qui interroge, surprend et laisse à supposer que je pourrais être autre que je ne souhaite me voir. Se créent des catégories étanches les unes appartenant au moi et les autres au non moi. Si j’applique cela au thème du « paysan », je dirais que cet autre que moi est celui qui habite et s’identifie à un pays, à des semblables ayant la même façon de vivre, de s’accoutrer et de parler. Le contour de ce pays est défini d’abord par l’usage de cette langue locale commune, patois ou dialecte, dont les variations entre des pays voisins marquent tout autant les différences qu’une forme de parenté. L’autre comme moi est celui qui parle comme moi, ou presque et dont j’attends qu’il se comporte comme moi. L’étranger est cet autre différent dont je perçois immédiatement qu’il n’est pas du pays. Sa présence ne m’est acceptable que pour autant qu’il cherche à me ressembler, à adopter mes manières et codes, mais cette ressemblance attendue ne fait pas de lui mon semblable car il conserve sa part d’étrangeté, d’extériorité qui n’est pas mienne et fait qu’il demeurera toujours d’une autre catégorie que la mienne. Cette réalité était tout à fait vivante dans l’Alsace de ma jeunesse où le dialecte alsacien était parlé par toutes les générations et entre elles, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Être Alsacien, vivre à la façon d’un Alsacien, c’était parler le dialecte (avec son humour, son registre émotionnel, son argot, etc.). Mais du Nord au Sud, ce parler commun avait ses variantes de vocabulaire ou de prononciation voire même d’accent. Les Alsaciens se reconnaissaient par l’usage de ce même dialecte bas alémanique et se tenaient ainsi pour fondamentalement différents (et rivaux) des voisins Lorrains où l’on pratiquait un autre vieux parler germanique, le francique. Les Alsaciens n’en faisaient pas moins preuve d’ostracisme entre eux. Pour preuve, les nombreux quolibets, surnoms parfois très agressifs, donnés aux habitants de différents villages. Le paradoxe est qu’il fallait bien être alsacien pour comprendre le sens de ces sobriquets et en goûter tout le jus. Pour toute personne née ou vivant en Alsace depuis des décennies mais ne pratiquant pas le dialecte, il était commun de se sentir étranger et mis à l’écart lors de banales conversations où les locuteurs passaient à loisir du français à l’alsacien. Inversement, pour deux Alsaciens expatriés hors de leur pays, le fait d’échanger quelques mots en dialecte suffit à créer une forme de proximité voire de confiance. Cette façon de se reconnaître par des traits communs et de se différencier en catégories d’êtres je l’ai retrouvée à Madagascar. Dans ce pays qui se distingue des autres par des traits culturels et une langue commune qu’on ne trouve nulle part ailleurs réunis, les populations continuent de parler dans des dialectes où elles se reconnaissent. Il existe ainsi de nombreux particularismes culturels au sein d’une même identité malgache laquelle se définit par ce qui ne semble pas venir de l’au-delà de la mer. De même, de nombreux Malgaches continuent de vivre dans l’idée que leur pays est divisé territorialement entre différents peuples. La colonisation a répandu et assis l’idée que ce pays était comme un mini continent divisé en diverses zones, chacune occupée par une ethnie différente. Cette façon de racialiser la différence, de fixer génétiquement en quelques traits distinctifs et héréditaires, l’infinie variation locale des habitudes culturelles et des modes de vie épousant le contexte local, cette façon de « traiter » l’autre est congénitale de l’esprit colonial qui tend à créer des catégories d’humains non solubles entre elles. Or ce qui fait que la même langue est comprise presque partout dans l’île n’est point qu’elle ait été imposée à ces peuples vus comme indigènes par un système éducatif abolitionniste des parlers locaux comme ce fut le cas en France… et en Alsace. Mais ce fut par les mouvements internes et récurrents de population dans l’île qu’elle s’est répandue et différenciée tout en permettant une compréhension inter-mutuelle. Il en est de même de la culture paysanne des Malgaches basée sur la culture du riz, l’aliment par excellence, l’élevage du zébu, principal placement financier et symbole de prestige social, le culte des ancêtres, associé au respect de la terre et des tabous. Tous ces traits culturels n’ont rien d’indigènes. Ils ne plongent pas leurs racines dans le sol d’un pays comme nous aimons le faire accroire en France à propos de nos origines soi-disant gauloises. De même que notre peuplement est le fruit de multiples invasions « barbares » et métissages, la matière culturelle malgache a été importée et adoptée à des degrés ou façons diverses par les différentes composantes de population ayant peuplé l’île, (Indonésie, Afrique principalement). La langue, le riz, le zébu et les coutumes de ces arrivants se sont largement diffusés et ont été intégrés, de multiples manières, par toutes les populations de l’île. Il en est de même de nombreux autres apports ultérieurs à cette culture en évolution constante. Ainsi les noms des sept jours de la semaine sont empruntés à la langue arabe, et ceux des mois du calendrier à l’anglais. La langue française amenée par le colonisateur débarquant et s’imposant par sa technologie, s’illustre, elle, dans la désignation des objets techniques apportés par cette modernité extérieure, de la fourchette à l’automobile. Encore aujourd’hui, la musique, le chant et la danse qui sont les principaux arts populaires du mode de vie malgache forment un creuset où se mêlent rythmes traditionnels et apports extérieurs. Ainsi est né le Tsapiky dans la région de Tuléar au sud-ouest de Madagascar dans les années 1970. Des répertoires malgaches de cette région ont été mêlés à des apports d’Afrique continentale, notamment sud-africains. Cette musique est très pratiquée lors des funérailles. Le salegy est un rythme traditionnel côtier qui a gagné toute l’île et est en évolution constante alimenté par les artistes malgaches qui l’enrichissent de divers apports. La valiha, cithare tubulaire fabriquée autrefois entièrement à partir d’un bambou est l’instrument le plus emblématique de l’île. Mais elle existe également en Malaisie, aux Philippines et même au Vietnam ce qui laisse à supposer qu’elle aussi est un import. De même l’accordéon, diatonique surtout, apporté par des commerçants allemands au 19ème siècle, a été avalé et digéré par la culture malgache et il est très utilisé pour les cérémonies traditionnelles et les rituels comme le tromba (transe de possession par l’esprit d’un défunt). On pourrait dire alors que la culture d’un pays, l’être paysan, n’est point un fait établi et figé comme une image dans le miroir, mais un bricolage permanent qui apprivoise sans cesse des apports nouveaux en les pliant à des manières, des coutumes, un ensemble d’habitudes collectives qui elles-mêmes évoluent au fil de ces apports.

Tout cela pour en arriver à cette idée : porter son regard vers (sur) l’autre n’est pas neutre. C’est un acte soutenu par une volonté. Le regard sur l’autre désigné comme le paysan, a joué un rôle très important dans l’idéologie de la modernité héritée de l’après-guerre. Ce qu’on a appelé et mis en œuvre sous le terme de « modernisation de l’agriculture » s’est appuyé sur une image du paysan, personnage aux manières jugées archaïques non évolutives, réputé inculte, peu enclin à prendre des risques, autosuffisant et non productif, le paysan comme symbole résilient d’une époque révolue, résistant à la « marche de l’histoire », dont il fallut hâter la disparition. L’avènement d’un autre paysan qui ne porterait plus ce nom mais celui d’agriculteur, d’exploitant ou même d’entrepreneur (en référence au monde de l’industrie), un anti-paysan, coupé de son terroir, de sa société, de son patois et de ses savoir-faire (traction animale, faire un peu de tout avec rien, tirer le meilleur des ressources naturelles locales) de ses réseaux familiaux, cette transformation fut l’œuvre d’une minorité se reconnaissant dorénavant dans le terme de « profession agricole ». Cet autre auquel certains entreprirent de ressembler eut le patronat comme modèle d’identification et le salariat comme étalon de ses ambitions (revenus croissants et garantis). Aujourd’hui encore, l’image du paysan est connotée de façon péjorative. Elle renvoie à un archaïsme, voire à un combat d’arrière-garde chez ceux se revendiquant de cette appellation. Le paysan, là où il demeure encore, c’est-à-dire surtout dans les pays dits du sud, est comme le sauvage des siècles passés. Face à l’universalisme de la logique de marché, sa culture singulière liée à un terroir est disqualifiée. Il n’a d’autre choix que d’accepter s’il le veut, de se convertir, à cette nouvelle religion, ou résister ce qui veut dire disparaître à petit feu. C’est ainsi que les paysans sont les laissés pour compte des pays dits en développement ou émergents. Ceux qui demeurent attachés à leurs terres et à leurs modes de vie sont ignorés et traités comme la lie de l’humanité par les gouvernants de leurs pays. Ceux que l’on appelle les « pauvres » vivant avec un ou deux dollars par jour sont en grande majorité des paysans, certains déracinés de leurs terres et partis en ville à la recherche d’un avenir meilleur. Le mouvement galopant d’urbanisation mondial se nourrit essentiellement de cette pauvreté migrante paysanne. La pauvreté du paysan apparaît comme une forme de fatalité dans la mesure où cette population est considérée comme une variable d’ajustement (pas ou peu d’instruction, précarité de l’accès à la terre, à la forêt, à l’eau). Les produits qu’elle dégage avec les forces de la nature sont source de valeur pour d’autres qui pour cela ne rémunèrent pas leur travail. Cette situation permet alors d’alimenter l’économie mondialisée avec une main d’œuvre très bon marché qui choisit le très faible salaire plutôt que de rester paysan.

Il est cependant possible de porter un autre regard sur le paysan, en se défaisant de cette image de l’autre différent de moi, le pauvre, l’exploité, l’indigent, celui que l’on méprise, l’archaïque, l’être sans importance professionnelle ou pécuniaire auquel je ne veux pas ressembler. Ce portrait de « l’autre finalement comme moi » revient à interroger ma propre identité catégorielle, celle que j’ai faite mienne, à laquelle je veux croire. A la façon de Montaigne dans son essai Des Cannibales, il est possible de soulever le masque de nos certitudes quant aux véritables visages de la barbarie et de l’humanité chez cette espèce violente qui est la nôtre. Entre celle qui découpe son ennemi pour le manger après l’avoir tué et celle qui le torture en le découpant avant de l’achever, à quelle espèce d’humanité vaut-il mieux appartenir, se demandait Montaigne. Entre celui qui vit sans vouloir plus de richesses et de libertés que celles qu’il peut avaler en tuant l’un après l’autre chaque jour de sa vie et celui dont les désirs matériels et les rêves de grandeur n’ont assez du sacrifice de sa propre vie pour les assouvir, à quel genre de prédateur préférons-nous ressembler ? Il y a dans l’insouciance de l’avenir, l’indolence de vivre au présent, la résilience d’un mode de vie où les besoins (alimentaires, énergétiques) s’ajustent au plus près des ressources limitées de la nature, l’aptitude désargentée à l’amour et à la joie, à l’esprit de fête et à la sociabilité avec ceux qui vivent à côté, la faculté d’exister dans un minimum mobilier, il y a dans tout ce qui fait le paysan un autre que nous, une part d’humanité de nous-mêmes que nous avons décidé de ne plus voir, à laquelle nous avons entrepris de ne plus ressembler. Mais qui peut-être nous manque.

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *