La culture des céréales aurait-elle été inventée pour le plaisir ?

Trois mille deux cents ans, tel est l’âge approximatif du plus vieux des  fromages, exhumé d’un tombeau égyptien comme nous vous le contions dans un précédent article. Une broutille à côté de la découverte des archéologues des universités de Haïfa et de Stanford USA. Ils sont tombés, en Israël, sur ce qui semble être la plus ancienne fabrique de boisson alcoolisée jamais mise à jour. Voilà treize mille ans, on y concoctait un breuvage voisin de la bière à l’occasion sans doute de cérémonies funéraires. Cela se passait dans une caverne, appelée Raqefet aujourd’hui, située au sud de Haïfa dans le nord d’Israël. La cavité était un lieu de sépulture au temps de la culture dite Natoufienne. Il y a cent quarante siècles vivait là un peuple de chasseurs-cueilleurs répandus en Israël, mais aussi en Jordanie, au Liban et en Syrie, ce que l’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient. Ces femmes et ces hommes avaient abandonné le nomadisme et furent les premiers à véritablement construire des maisons dotées d’un sol en pierre souvent en fosse ronde. Sédentaires tout ou partie de l’année, ils vivaient de la cueillette des plantes sauvages ainsi que de la chasse aux oiseaux, aux gazelles, lièvres et petits gibiers avec l’aide du chien qu’ils avaient domestiqué. Ils pratiquaient aussi l’entreposage et la conservation de leur cueillette dans des fosses. Dans des grottes comme Raqefet, ils enterraient leurs morts sur une plate-forme recouverte de fleurs et de plantes. C’est là, percés dans la roche même de la caverne, que trois petits creusets profonds d’une cinquantaine de centimètres ont été découverts. Deux servaient à recevoir du grain, le troisième de fermenteur comme le prouvent les résidus microscopiques analysés. Ces particules de céréales constituées en partie d’amidon ont l’aspect caractéristique d’une fermentation alcoolique. Les archéologues de Stanford ont en effet vérifié la similitude entre des résidus d’amidon fermentés et ceux vieux de treize mille ans. Pour cela, ils ont reconstitué et testé la technique archaïque de fabrication : faire germer les grains dans de l’eau, séchage, stockage puis écrasement du malt, chauffage, enfin fermentation par les levures sauvages. Le résultat est un breuvage plus proche de la bouillie de céréales que du lambic, mousse belge formée elle aussi par fermentation spontanée. Une soupe épaisse soit, mais légèrement alcoolisée ! Par un étrange hasard, quelques semaines avant cette découverte, une autre, faite par des chercheurs de l’université de Copenhague, démontre que le pain est également antérieur de quatre mille ans au moins à l’agriculture. Au nord-est de la Jordanie, dans la région du « désert noir », les fouilles sur le site archéologique dit Shubayqa 1 ont mis au jour des restes calcinés dans deux grands foyers circulaires d’un mètre de diamètre tout en pierres de basalte datés de 14 400 ans. Au microscope électronique, vingt-quatre de ces charbons de quelques millimètres se sont révélés être des miettes de pain. Ce même peuple de chasseurs-cueilleurs, les Natoufiens, faisaient donc dans la brasserie et la boulangerie. Une grande variété de grains de céréales ont été retrouvés parmi les résidus calcinés, en particulier de l’engrain sauvage Triticum boeoticum, considéré comme l’ancêtre du petit épeautre ou engrain cultivé (Triticum monococcum). Bien que carbonisés, tous les grains ont révélé, de par leur anatomie, qu’ils appartenaient bien aux ancêtres sauvages des céréales cultivées (blé, orge, avoine). Le pain, plat, avait été élaboré sans levain. Il aurait pu servir à envelopper les viandes rôties pour les rendre portables, un proto sandwich ancêtre du chapati en Inde, de la pita moyen orientale, du lavash persan ou, très récemment, du wrap. La farine était additionnée d’un mélange de racines pulvérisées de plantes aquatiques, notamment du jonc identifié comme du souchet glauque, ce qui devait lui procurer une amertume prononcée. Cela dit, binouze et baguette n’appartenaient guère au quotidien de ces peuples qui avaient l’embarras du choix pour se nourrir dans la nature. Courir les plaines en quête des épis mûrs, faucher la céréale sauvage à la faucille en silex taillé sans perdre les fragiles épillets, décortiquer longuement le petit grain, strictement vêtu, puis le broyer à la main avec pilons, mortiers et molettes de pierre, était pour eux à coup sûr une entreprise harassante au regard du résultat : avaler quelques gorgées de boisson à usage spirituel ; humer la flaveur autant fugace qu’irrésistible du pain frais. Mais d’y avoir goûté a peut-être tout changé, en incitant à domestiquer et peu à peu cultiver les céréales. Ces découvertes relancent une vieille hypothèse lancée en 1953 par le botaniste américain Jonathan Sauer selon lequel « la soif plutôt que la faim pourrait être à l’origine de la petite culture céréalière ». Les deux auraient joué, non par nécessité comme on le crut longtemps, mais pour le plaisir.

Dominique Martin

Octobre 2018

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