Tag Archives: cambodge

Au nom du Père et des Khmers

françois ponchaudCe 4 novembre François Ponchaud fête ses quarante-six ans de khmeritude. Le même jour de 1965, il embarquait à Marseille pour un voyage dont il n’est jamais vraiment revenu. D’ici quelques semaines, il devrait prendre la nationalité Khmer. Au Cambodge. Dans ce petit pays de la péninsule du Sud Est asiatique, il est assez simple pour un étranger résident de se faire naturaliser. Lui aura attendu très longtemps pour se sentir Khmer. Depuis qu’il marche à côté d’un peuple méconnu pour le découvrir et l’aimer du mieux qu’il peut, l’homme s’est profondément attaché. François Ponchaud ne revient en France qu’une fois par an. Et même si cette navette dure depuis des lustres, il doute, ne sait pas s’il reviendra l’an prochain. Il a tant à faire, missionnaire toujours en mouvement. En opération. Ici pour collecter de l’argent, avec l’aide d’associations locales françaises. Avec ses conférences et la vente de ses livres. Là bas, pour le dépenser. Trois petites maisons familiales sorties des rizières cette année, « pour apporter une formation complémentaire agricole à de jeunes collégiens ». Un grand terrain qu’il vient d’acheter, pour y creuser un bassin, élever des poissons, cultiver du gingembre, du maïs « pour que les jeunes de ces maisons familiales puissent améliorer leur ordinaire et accéder à de nouvelles cultures. » Culture au sens agricole, mais pas seulement ! Un tel acte recèle un contenu spirituel, qu’il faut être moitié Khmer et moitié Père, bouddhiste et chrétien à la fois, pour saisir. Tant le fossé entre civilisations est grand. Il aura fallu tout ce temps à François Ponchaud pour devenir une sorte de pont.

Il a le cœur vaillant d’un paysan des vallées alpines, né à l’ombre du Mont-Blanc. Il voit le jour à Sallanches en Haute Savoie, quelques mois avant la guerre. Le cercle de son enfance est la petite ferme de ses parents, une douzaine de vaches abondance, un hectare de blé, la même surface en pommes de terre, des betteraves. Le jeune François voudrait être ingénieur agronome pour conseiller les autres ou infirmier pour être auprès d’eux. Il est fasciné par l’Asie. Un prêtre de Sallanches est parti en Chine avec les missions étrangères. L’avenir du monde se joue là bas. Il veut en être. Alors il s’engage et écope de sa deuxième peau, celle d’homme d’action. Il commence son séminaire aux Missions étrangères de Paris, « les seules qui travaillaient en Asie ». Sursitaire, il choisit de se forger une trempe qui le suivra toute sa vie : parachutiste pendant 28 mois « et quatre jours », en Algérie.

A son retour, il enchaîne trois années d’université grégorienne à Rome, dont il sort prêtre, le 12 juillet 1964. Moins d’un an et demi après, il est au Cambodge, envoyé là par sa hiérarchie. En mission pour l’église, il agit en autonome. A commencer par apprendre la langue Khmer et des rudiments de Vietnamien. Il lui faut trois ans et pas mal de séances de cinéma, son laboratoire de langue, pour maîtriser. Il traduit la Bible, forme de jeunes laïques en se disant que son temps est compté. La guerre civile éclate très vite, en 1970, et il se trouve reclus dans Phnom Penn la capitale durant cinq années. Avant d’en être expulsé en camion vers la Thaïlande comme tous les occidentaux. Quand il revient en 1993, il décide de s’installer dans la province de Kompong Cham à 120 km à l’Est de la capitale. La campagne et ses villages innombrables, le vrai Cambodge rural, où peu d’ONG sont présentes. C’est là que François Ponchaud vit et oeuvre auprès des paysans, depuis vingt ans. Marcher avec le peuple c’est aussi prendre la parole et témoigner. Cette épaisseur de témoin historique s’est formée très tôt. Elle continue d’épaissir, de durcir, telle un blindage. A la radio, en conférence, en interview, il faut l’entendre briser d’un coup de poing (verbal) le silence du concert des nations à l’égard du pouvoir en place aujourd’hui au Cambodge. Corruption, détournement de l’aide internationale colossale, bradage du pays à des intérêts privés qui se solde par l’expulsion des paysans et villageois des terres qu’ils occupent. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le père combatif rompt le silence quant aux affres d’un peuple dont le monde se moque mais qui, depuis son indépendance en 1953, est ballotté au gré du jeu des grandes puissances. En 1976, François Ponchaud est le premier en France et en Europe à révéler les massacres et la terreur dont le Cambodge est l’objet. Révolté par la façon dont la presse relate la montée et la prise de pouvoirs des Khmers rouges et par le silence de la France, il fait remettre dès octobre 1975 un état de la situation au Cambodge au président de la République française, « en main propre » souligne-t-il. Sans effet. Par les colonnes du Monde, les révélations du prêtre journaliste feront ensuite l’effet d’une bombe, la première. La deuxième éclate un an après, avec son livre « Cambodge année zéro » où il décrit en détail les crimes, l’horreur, l’idéologie, les buts, les méthodes des Khmers rouges. Toutes ces années, le prêtre n’oublie pas sa Mission. Dès 1985, il passe la moitié de son temps dans les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise où s’entassent trois cent cinquante mille Khmers auxquels le monde a fini par fermer ses portes. Depuis qu’il a entamé son dialogue spirituel entre religions, c’est d’une étoffe de missionnaire très particulière qu’il s’habille. «L’expression de la vérité n’a rien d’universel. » Entre le christ roi, élu libérateur d’un peuple, et la parole de Bouddha avec la fatalité du Karma, zéro point commun. « Il faudrait réfléchir la théologie chrétienne à la lumière de philosophie bouddhiste.» Le prêtre cherche là une autre façon d’éclairer sa foi. Le Khmer Ponchaud la sème à sa façon, « sans baratiner, en construisant des latrines ».

© Dominique Martin – décembre 2011

 

 

Khmer sage

son soubert BDUn homme âgé au regard doux, presque effacé, en costume simple, parlant français d’une voix calme et amicale. Son Soubert est une figure de son pays, le Cambodge. Avalé par le tourbillon de l’histoire de son peuple, cet homme de 70 ans aujourd’hui a passé sa vie à l’interface entre les mondes. Enseignant à la faculté d’archéologie, le vieux professeur d’histoire de l’art rêve d’un Cambodge réconcilié avec ses valeurs de civilisation. Je le rencontre en 2008 lors d’un passage en France, pays frère où il fit toutes ses études,  terre d’asile où plus tard il vécut en exil.

Son Soubert vit aujourd’hui à Phnom Penh, sans épouse ni enfant. Sa vie tumultueuse ne lui en a pas laissé le temps. Il est membre du Conseil constitutionnel où il a succédé à Son Sann, son père. Depuis toujours Son Soubert vit dans le sillage de ce père illustre, décédé en 2000. Son Sann fut le premier cambodgien diplômé de l’école des Hautes Etudes commerciales (HEC) à Paris avant de créer et gouverner la banque nationale du royaume à la demande du roi Norodom Sihanouk. En 1967, il devint son premier ministre jusqu’au coup d’état qui renversa le monarque trois années plus tard. En 1991, le père et le fils ont retrouvé leur capitale après quinze années de guerre civile puis de combat contre l’occupation vietnamienne. Par chance, San et Soubert sont en France en avril 1975, lorsque Phnom Penh tombe aux mains des partisans de Pol Pot. Pour survivre, Soubert devient épicier. Son frère, son beau-frère et lui tiennent une petite supérette familiale à Nice. Peu à peu, il se retrouve entraîné dans le combat politique de son père.« Nous avons créé l’association des Khmers à l’étranger pour être la voix des cambodgiens prisonniers. Nous n’étions pas autorisés à faire de la politique . On devait se borner à organiser des manifestations culturelles. » Sous cet écran de danses folkloriques, l’argent récolté est envoyé à la frontière cambodgienne en soutien aux populations réfugiées et à la guérilla anti khmer rouge. En 1979, après l’invasion du pays par le Vietnam, Son et Soubert rejoignent clandestinement la résistance à la frontière thaïlandaise. Tandis que le père prend la tête de la guérilla nationaliste et crée le front national de libération du peuple Khmer, le fils tente de venir en aide aux réfugiés toujours plus nombreux à la frontière.

Son Soubert incarne une parole libre et critique. Il en a payé le prix. Menacés de mort, son père et lui furent visés dans plusieurs attentats. En 1995, une grenade explose au quartier général de leur parti. Soubert écope d’un éclat qu’il porte en lui depuis. Dans ce pays dont l’aide internationale alimente 50 % du budget de l’état, le développement se fait au détriment des pauvres et des campagnes qui représentent 80 % de la population dénonce Son Soubert. Le problème numéro un est celui du foncier. « Les autorités militaires et gens hauts placés s’arrogent les terres de la population rurale et des hauts plateaux. » Au Cambodge, 90 % des agriculteurs n’ont pas de titre de propriété sur les terres qu’ils occupent. Ce qui les rend très vulnérables. « Les terres sont achetées à travers les autorités locales » conduisant ainsi à leur confiscation, aux expulsions ou au versement de loyers exorbitants. Cette mainmise sur le foncier profite à quelques élites liées au pouvoir.  « Le régime est basé sur la corruption et un pouvoir militaire dissolu qui se comporte comme des chefs mafieux. Il n’y a pas de transparence. Tout le monde se méfie et le népotisme galope dans tout le pays via un tissu d’organisations familiales. » Ainsi, la forêt a été mise en coupe réglée. Le couvert forestier du pays a été amputé de 40 % en 20 ans par l’attribution de concessions économiques à quelques grandes sociétés. Le boom de la construction dans les villes décuple les prix des terres alentour et cette spéculation permet le blanchiment d’argent sale : prostitution organisée, trafic de personnes, de stupéfiants, d’oeuvres d’art. Près de la Thaïlande, « des terres ont été confisquées pour construire d’immenses casinos qui servent au blanchiment.»

Depuis son retour à Phnom Penh, Son Soubert oeuvre à la réhabilitation de l’individu. De 1991 à 1993, il est membre du comité de rapatriement des 350 000 réfugiés massés à la frontière thaïlandaise: « Il était question d’allouer 2 ha à chaque famille mais l’Onu n’a pas été très élégant. Pour accélérer les choses, ils ont promis 50 dollars par couple et 25 par enfant. Les gens sont rentrés et l’argent a rapidement été dépensé. » Le pays ne compte alors aucun centre d’accueil. Son Soubert et son père achètent un terrain de 10 ha en périphérie de la capitale. Un abri est construit et, en 1994, ils inaugurent l’orphelinat de Sre Ampil. Un second ouvre l’année suivante dans la province de Battambang au nord ouest où sévit le trafic d’enfants pour l’adoption : « Des mères vendent leurs enfants pour 50 dollars. Cela continue aujourd’hui. » Pour les enfants de Son Soubert, pas d’adoption possible : « Il est plus bénéfique à l’avenir des enfants et de mon pays que nous les éduquions ici en leur proposant des possibilités de formation professionnelle. »

© Dominique Martin – janvier 2008

Visualiser le portrait en intégralité