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Soif et ivresse nos plus anciennes et fidèles compagnes

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La beuverie, fidèle compagne du dimanche et de combien de nos fêtes chrétiennes ou laïques, l’ivresse puisée dans l’alcool où flotte notre cervelle parfois si lourde à porter, bref la soûlerie est aussi vieille que notre espèce, voire davantage. De récentes découvertes le confirment. La toute dernière situe le berceau du vin en Géorgie il y a huit mille ans au moins. Une équipe internationale d’archéologues emmenée par l’université de Toronto comprenant des chercheurs géorgiens, canadiens, italiens et de l’Inra en France vient de repousser d’un millénaire environ la pratique de vinification du raisin. Elle a conduit des fouilles sur deux sites du Néolithique ancien, Gadachrili Gora et Shulaveris Gora, à environ cinquante kilomètres au sud de Tbilissi la capitale de la Géorgie. L’analyse de substances retrouvées dans huit jarres mises au jour révèle la présence d’acide tartrique, résidu chimique du raisin et du vin, ainsi que trois autres acides typiques : malique, succinique et citrique. Auparavant, la plus ancienne preuve matérielle provenait des monts Zagros en Iran. Elle datait de cinq mille ans avant que le Christ ne sanctifie la païenne boisson. Le vin et son art seraient un élément central du mode de vie néolithique qui s’est répandu dans le Caucase puis en Irak, en Syrie, en Turquie, dans tout le Croissant Fertile qui a vu la naissance de l’agriculture. La poterie, essentielle à la vinification, a été inventée à cette période. Voilà qui corrobore le récit biblique de la première cuite et de ses conséquences désastreuses, celle de Noé, dont l’arche se serait échouée tout près, sur le mont Ararat à la lisière de la Transcaucasie. Après la grande épopée du déluge, Noé est seul survivant avec sa femme, ses trois fils et leurs compagnes. Il commence à cultiver la terre mais aussi plante la première vigne, en récolte le vin, qu’il boit plus que de raison. Son fils Cham le surprend ivre mort et nu. Furibond, le patriarche condamne à l’esclavage toute sa descendance, soit un tiers de l’humanité. Le saint livre insinue à sa façon que, depuis les origines, le vin et ses effets concourent aux destinées humaines. Plus tard, il narre une autre péripétie vinique : Loth, le frère d’Abraham devenu veuf et SDF, est entrainé par ses deux filles dans une caverne où elles l’enivrent et le violent afin qu’il engendre en elles son illustre descendance. Ce que ne disent ni les archéologues ni les Ecritures, est que l’ivresse serait bien plus ancienne encore. Elle aurait précédé, et de beaucoup, le vin biblique ou les boissons païennes fermentées à base de grain, de miel ou de sève de palmier. Elle serait même antérieure à l’émergence de notre espèce. Elle aurait participé activement à l’évolution qui lui a donné naissance selon les recherches du généticien Matthew Carrigan du Santa Fe College à Gainesville, en Floride. Lui et son équipe ont découvert qu’une mutation survenue chez l’ancêtre africain des humains et des grands singes lui a permis de métaboliser l’éthanol quarante fois plus rapidement. Comme les orangs outangs actuels, nos lointains aïeux vivaient dans les arbres. Ils se nourrissaient de fruits plus ou moins mûrs et de feuilles. Chez eux, le gène dit ADH4 codant pour l’alcool deshydrogénase 4 leur permettait de décomposer divers alcools nocifs présents dans les végétaux comme le géraniol aux effets anti-appétant. Mais pas l’éthanol, substance encore peu répandue dans les campagnes à cette époque fort reculée. Il y a une dizaine de millions d’années, une mutation de ce gène serait intervenue chez notre dernier ancêtre commun avec les chimpanzés et les gorilles. L’époque où il s’est mis à explorer le sol, en quête notamment de fruits tombés à terre. Ces derniers étant souvent fermentés par les levures, la mutation aurait permis d’accéder à des calories indisponibles jusque-là tout en limitant les effets dévastateurs. L’alcool est une toxine qui tant qu’elle n’est pas dégradée, altère le jugement, facilite les chutes et la tâche des carnassiers à l’affût. Grâce à ce bond évolutif, nous aurions pris peu à peu goût à ce don du ciel jusqu’à l’ivresse, un comportement quasi universel parmi les humains, observé également chez les chimpanzés vivant à leur contact. L’aye-aye, ce curieux primate nocturne des forêts de Madagascar issu d’une branche séparée très tôt dans l’arbre de l’évolution, aurait curieusement acquis une mutation et un penchant similaires. Donc, si l’alcool a fait l’humanité pour qu’un jour elle invente le vin, miracle dont nos cousins sont demeurés incapables jusqu’ici, la modération voire l’abstinence semblent une invention très moderne, propagée avec plus ou moins de succès par les saints livres et saines prescriptions. « Notre trésor ? Le vin. Notre palais ? La taverne. Nos compagnes fidèles ? La soif et l’ivresse. » Peu après l’an mille, en terre d’Islam (l’actuelle Iran), c’est ainsi que le persan Omar Khayyam, à la fois astronome, mathématicien, philosophe et poète louait le jus de la treille et ses effets euphorisants dont visiblement il savait tout : « Nous ignorons l’inquiétude, car nous savons que nos âmes, nos cœurs, nos coupes et nos robes maculées n’ont rien à craindre de la poussière, de l’eau et du feu. »

Dominique Martin

Janvier 2018